Bateaux au jardin du Luxembourg. "In a higher world it is otherwise, but here below to live is to change, and to be perfect is to have changed often" Dans un monde supĂ©rieur, il en est autrement, mais ici-bas vivre, câest changer ; ĂȘtre saint, câest avoir beaucoup changĂ© », John Henry NEWMAN, An Essay on the Development of Christian Doctrine 1845, I, 1, 7 Ă©d. Green and Co, Longmans, Londres, 1878, p. 40. Vous ĂȘtes royaliste, disciple de Drumont â que mimporte ? Vous mâĂȘtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices dâAragon â ces camarades que, pourtant, jâaimais », Ă©crivit Simone Weil Ă Bernanos aprĂšs avoir lu Les Grands cimetiĂšres sous la lune Correspondance inĂ©dite CI t. II, p. 203-204. Elle exprimait ainsi lâun des paradoxes de Bernanos. ProfondĂ©ment catholique, il nâhĂ©site pas Ă dĂ©noncer violemment les choix de lâĂ©glise dâEspagne et lâignoble Ă©vĂȘque de Majorque » CI, t. II, p. 170 qui bĂ©nit le massacre des rĂ©publicains en 1937, lâĂ©glise italienne qui approuve Mussolini pour conserver ses privilĂšges et lâordre », le clergĂ© français timide durant la guerre. Admirateur de Drumont, il condamne lâantisĂ©mitisme en 1939, membre de lâAction française aprĂšs avoir Ă©tĂ© Camelot du Roi, il la quitte non sans souffrance lorsque Rome la condamne, acceptant mĂȘme de se brouiller dĂ©finitivement avec Maurras, et se rallie Ă lâappel du 18 juin quand la plupart de ses anciens compagnons prennent le parti du marĂ©chal PĂ©tain. Royaliste, il titrait un article en novembre 1944 Je crois Ă la RĂ©volution », poursuivant On me reproche parfois de trop parler de rĂ©volution. Mais ce nâest pas dâen parler quâon me blĂąme ; on ne me pardonne pas dây croire. Et jây crois parce que je la vois. Je la vois partout dans le monde, mais je la vois plus clairement dans mon propre pays, parce quâil y a commencĂ© plus tĂŽt, et câest le gĂ©nĂ©ral de Gaulle qui lâa faite » Ăcrits et Ćuvres de combat EEC, p. 939. Son second roman, Lâimposture fut saluĂ© par Malraux comme par Antonin Artaud qui lui Ă©crivit alors Votre âmort du curĂ© Chevanceâ mâa donnĂ© une des Ă©motions les plus tristes et les plus dĂ©sespĂ©rĂ©es de ma vie. ⊠Rarement chose ou homme mâa fait sentir la domination du malheur, rarement jâai vu lâimpasse dâune destinĂ©e farcie de fiel et de larmes, coincĂ©e de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire nâest rien Ă cĂŽtĂ© de ce suintement de dĂ©sespoir quâelles dĂ©gagent » et reconnaĂźt en lui un frĂšre en dĂ©solante luciditĂ© » cf. Georges Bernanos Ă la merci des passants, Jean-Loup Bernanos, p. 194-195. Il est en revanche traitĂ© plus bas que terre par nombre de chrĂ©tiens » qui le vouent sans hĂ©siter aux gĂ©monies lorsque ses Ćuvres ne correspondent pas Ă lâidĂ©e que lâon se fait habituellement de la production dâun Ă©crivain catholique. Sur le plan littĂ©raire, peut-on parler dâune fidĂ©litĂ© de lâĂ©crivain ? Romancier, il se transforme en pamphlĂ©taire Ă partir de 1936, renonçant Ă la joie de laisser se lever les personnages que son imagination faisait surgir. Et que dire des innombrables dĂ©mĂ©nagements de la famille Bernanos, non seulement en France mais Ă Majorque, au Paraguay, Ă©tape pour le BrĂ©sil, puis en Tunisie, parce que la France de lâaprĂšs-guerre lui est insupportable ? Quelle fidĂ©litĂ© unifiait donc cet homme, dont les choix apparemment contradictoires laissĂšrent souvent perplexes ceux qui ne le connaissaient que par la rumeur, quand Jean de FabrĂšgues, au contraire, pouvait Ă©crire Non, Bernanos nâavait pas changĂ© il Ă©tait restĂ© fidĂšle Ă lui-mĂȘme, Ă tout lui-mĂȘme, Ă ce que les partis, la droite et la gauche, se partageaient, se disputaient⊠CâĂ©tait lui, en vĂ©ritĂ©, qui restait le mĂȘme, qui restait fidĂšle tel au dernier jour que nous lâavions connu au premier, tel en ces derniers mois quâĂ lâĂ©poque du Soleil de Satan, ou, plus loin encore, de lâAvant-Garde de Rouen, fidĂšle Ă son ârĂȘveâ, Ă son Ăąme » Bernanos tel quâil Ă©tait, Mame, 1963 ? Sans doute une des clefs de lecture se situe-t-elle dans lâidĂ©e que Bernanos se faisait de son mĂ©tier dâĂ©crivain. Le mĂ©tier littĂ©raire ne me tente pas », Ă©crit-il dĂ©jĂ en 1919, il mâest imposĂ©. Câest le seul moyen qui mâest donnĂ© de mâexprimer, câest-Ă -dire de vivre. Pour tous une Ă©mancipation, une dĂ©livrance de lâhomme intĂ©rieur, mais ici quelque chose de plus la condition de ma vie morale. Nul nâest moins art pour art, nul nâest moins amateur que moi. Câest pourquoi le mal est sans remĂšde. En enterrant ma vocation, on mâenterre avec elle, et les idĂ©es dont je vis » CI, t. I, p. 167. Bien avant que le Soleil de Satan ne rĂ©vĂšle le romancier, il vit son mĂ©tier comme une vocation â vocatus », et cette perspective domine toute sa vie. Il prĂ©cise en 1943 Le bon Dieu doit mâappeler chaque fois quâil a besoin de moi et beaucoup de fois, et sur un ton comminatoire ! Alors je me lĂšve en rechignant et sitĂŽt la besogne faite, je retourne Ă ma vie trĂšs ordinaire » CI, t. II, p. 503. Câest pour ĂȘtre fidĂšle Ă cette vocation, Ă cet appel que Bernanos quitte le mĂ©tier dâassureur aprĂšs le succĂšs du Soleil de Satan, quâil abandonne le roman pour les Ćuvres de combat, Ă©crivant le 14 mars 1937 Il est vraiment providentiel que je sois venu ici, Ă Majorque. Jâai compris. Je tĂącherai de faire comprendre » et ce sera le brasier des Grands CimetiĂšres sous la lune, quâil sâexile volontairement en 1938, lorsque lâair » devient si rarĂ©fiĂ© » en Europe quâil ne porte pas une parole libre » CI, t. II, p. 598 sq., lui faisant dire Je ne veux pas risquer de me damner ». Bernanos prend tous les moyens pour ĂȘtre fidĂšle Ă cette vocation dont il affirmait quâelle Ă©tait plus exigeante pour lui que les vĆux dâun religieux. Risquer la critique nâest alors que le moindre des risques Quâest-ce que je risque ? Mon prestige ? Il est Ă votre disposition, sâil mâen reste. Jâai eu du prestige, comme tout le monde âŠ. Depuis la publication des Grands CimetiĂšres, par exemple, celui que je tenais de la Critique sâest dissipĂ© en fumĂ©e, la Critique fait autour de moi un silence que je voudrais croire auguste » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 874. La pauvretĂ© dans laquelle Bernanos a toujours vĂ©cue est Ă ses yeux la stricte consĂ©quence de cette fidĂ©litĂ©. Bernanos est toujours Ă la recherche du pain de chaque jour pour les siens. DĂ©vorĂ© par la mission Ă remplir, il refusera toujours de faire carriĂšre. Les critiques lui prĂ©disent le succĂšs, les honneurs Bernanos nâen veut pas. Par trois fois il refusera la LĂ©gion dâhonneur, en 1927, 1928, 1946 ; il refuse dâentrer Ă lâAcadĂ©mie française, dĂ©cline les postes de ministre que lui propose de Gaulle Ă la LibĂ©ration. Ses livres se vendront toujours bien ; en administrant prudemment ses biens, il aurait pu mettre les siens Ă lâabri du besoin et des imprĂ©vus. Mais lâargent file entre ses doigts. Il se consacre Ă lâĂ©criture comme nâimporte quel travailleur Ă son mĂ©tier quotidien La maison Plon, avec une sollicitude carnassiĂšre, me rĂ©tribue page par page. Pas de page, pas de pain. ⊠[Q]uand le soir vient, jâose Ă peine me moucher, de peur de trouver ma cervelle dans mon mouchoir » CI, t. II, p. 50, Ă©crivant tout le jour dans des cafĂ©s pour ne pas oublier la rĂ©alitĂ© des visages humains et ne pas se laisser emporter par le rĂȘve cf. Les Grands CimetiĂšres sous la lune, EEC, t. I, p. 354, au moins tant quâil est en Europe. La solitude de ses annĂ©es brĂ©siliennes nâen sera que plus grande. La plupart de ses dĂ©mĂ©nagements, sinon tous, dĂ©riveront de cette pauvretĂ©, Bernanos espĂ©rant chaque fois pouvoir faire vivre sa famille sinon mieux, du moins de maniĂšre dĂ©cente. Car il lui faut bien souvent supplier Plon, son Ă©diteur, de lui envoyer quelque subside Je ne peux plus vivre sur des avances, et ne possĂ©dant pas un seul âpĂ©tardâ comme disait RenĂ© de Chateaubriand il faut tout de mĂȘme que je sache si je puis vivre au jour le jour de mon mĂ©tier, mĂȘme si je devais mâaider de collaborations rĂ©guliĂšres Ă des journaux. Si la maison Plon ne peut ou ne veut rien dans ce sens, quâelle me laisse un dĂ©lai raisonnable pour le remboursement ⊠et quâelle me permette de mâadresser ailleurs » CI, t. I, p. 535. JusquâĂ sa mort il connaĂźtra le combat du pĂšre de famille en quĂȘte de la subsistance de sept personnes ou plus. Combat torturant, car sa vocation de pĂšre nâest jamais opposĂ©e Ă celle dâĂ©crivain elles sont deux aspects de sa vocation de chrĂ©tien. Il nâest pas lâhomme de lettres » qui sâisole pour faire son Ćuvre ; il connaĂźt, au contraire, la difficultĂ© des dĂ©parts, les maisons inconfortables, les meubles cassĂ©s, la perte des manuscrits et des objets auxquels on sâattache, les angoisses nĂ©es des maladies, des accidents. Il nâa rien dâun exaltĂ© qui entraĂźne sa famille dans de folles Ă©quipĂ©es, Ă la poursuite dâun rĂȘve personnel. De LĂ©on Bloy, il Ă©crira ceci, qui semble le dĂ©crire personnellement Comme son brave homme de pĂšre, il Ă©tait certainement nĂ© pour une carriĂšre tranquille ... couronnĂ©e par la retraite. ... Mais LĂ©on Bloy Ă©tait appelĂ© â vocatus â et il a retirĂ© ses pantoufles, il est parti pour une vie de crĂšve-la-faim, presque sans sâen apercevoir » Dans lâamitiĂ© de LĂ©on Bloy, 1946. Le bon Dieu ne mâa pas mis une plume dans les mains pour rigoler avec » CI, t. II, p. 47. Câest par rapport Ă Dieu quâil se situe lorsquâil entreprend une Ćuvre Si je me sentais du goĂ»t pour la besogne que jâentreprends aujourdâhui, le courage me manquerait probablement de la poursuivre, parce que je nây croirais pas » Les Grands CimetiĂšres, EEC, t. I, p. 353, comme lorsquâil est affrontĂ© au dĂ©mon de [s]on cĆur » le Ă quoi bon ? » qui lui ferait abandonner la lutte, aussi bien dans la vie que dans lâĂ©criture. Car le premier devoir dâun Ă©crivain est dâĂ©crire ce quâil pense, coĂ»te que coĂ»te. Ceux qui prĂ©fĂšrent mentir nâont quâĂ choisir un autre mĂ©tier â celui de politicien, par exemple. Ăcrire ce quâon pense ne signifie nullement Ă©crire sans rĂ©flexion ni scrupule tout ce qui vous passe par la tĂȘte. ⊠La vĂ©ritĂ© mâa prise au piĂšge, voilĂ tout. En Ă©crivant un livre comme Les Grands CimetiĂšres sous la lune, je me suis trop engagĂ© dans la vĂ©ritĂ©. Je nâen pourrais sortir dĂ©sormais, mĂȘme si je le voulais » Le Chemin de la Croix-des-Ămes, EEC, t. II, p. 675. LâĆuvre de Bernanos est donc avant tout une quĂȘte de la vĂ©ritĂ©. Il lui voue sa vie et essaie de trouver, par un approfondissement constant de la rĂ©flexion, une simplification de lâĂȘtre et de lâĂ©criture. Pour moi le meilleur moyen dâatteindre la vĂ©ritĂ©, câest dâaller au bout du vrai quels quâen soient les risques », Ă©crit-il dans Le Chemin de la Croix-des-Ămes. Il lui fallut parfois un beau courage que lâon pense, outre aux injures et insultes quâil essuya souvent, Ă ce quâil fallait de conscience et de dĂ©termination pour tĂ©moigner non aprĂšs mais durant la guerre dâEspagne, alors quâil Ă©tait aux premiĂšres loges, Ă Palma de Majorque. Il fut au reste victime de deux tentatives dâattentat qui Ă©chouĂšrent, heureusement, mais Ă©crivit Ă une de ses niĂšces Il paraĂźt que cette canaille de Franco a mis ma tĂȘte Ă prix, et dĂ©lĂ©guĂ© ses meilleurs exĂ©cuteurs. Donc, si tu apprends que je me suis tuĂ© en jouant avec une arme Ă feu, Ă©tant un peu saoul, ne le crois pas, et dĂ©fends ma mĂ©moire ! CI, t. III, p. 311. En 1940 il Ă©crit Les milieux catholiques mâont donnĂ© ce quâils peuvent donner Ă qui ne les flatte pas â rien. Ils nâont Ă©videmment rien Ă dire Ă un Ă©crivain qui, aprĂšs le Soleil comme aprĂšs le Journal dâun curĂ© de campagne, a sacrifiĂ© deux fois les profits matĂ©riels dâun trĂšs grand succĂšs Ă ce quâil croyait son devoir, perdu deux fois, volontairement, un immense public dont, avec quelques concessions, il pouvait tirer honneur et fortune CI, t. II, p. 294-295. LâĆuvre romanesque et lâĆuvre de combat relĂšvent en fait dâune mĂȘme pensĂ©e il sâagit pour Bernanos de dire chaque fois tout ce que je pense, avec toute la force dont je suis capable » Le Chemin de la Croix-des-Ămes, EEC, t. II, p. 661. Le Soleil de Satan naĂźt de la guerre » Le crĂ©puscule des vieux, p. 65, de lâaveu mĂȘme de Bernanos La guerre mâa laissĂ© ahuri, comme tout le monde, de lâimmense disproportion entre lâĂ©normitĂ© du sacrifice et la misĂšre de lâidĂ©ologie proposĂ©e par la presse et les gouvernements⊠Et puis encore, notre espĂ©rance Ă©tait malade, ainsi quâun organe surmenĂ©. La religion du ProgrĂšs, pour laquelle on nous avait poliment priĂ©s de mourir, est en effet une gigantesque escroquerie Ă lâespĂ©rance. ⊠Eh bien ! jâai cette fois encore fait comme tout le monde. Jâai dĂ©mobilisĂ© mon cĆur et mon cerveau. Jâai cherchĂ© Ă comprendre » Ibid., p. 28. Je savais que ce nâĂ©taient pas les grandes choses, câĂ©taient les mots qui mentaient. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole. ⊠Quâaurais-je jetĂ© en travers de cette joie obscĂšne, sinon un saint ? Ă quoi contraindre les mots rebelles, sinon Ă dĂ©finir, par pĂ©nitence, la plus haute rĂ©alitĂ© que puisse connaĂźtre lâhomme aidĂ© de la grĂące, la SaintetĂ© ? » Ibid., p. 68. Toute lâĆuvre Ă venir se trouve dĂ©jĂ dans les principes qui prĂ©sident Ă la crĂ©ation de ce roman la saintetĂ© et lâordre surnaturel du monde, le poids de vĂ©ritĂ© quâil sâagit de rendre aux mots, la lutte contre les idĂ©ologies â en particulier contre lâimposture du ProgrĂšs â, la figure centrale de lâenfance bafouĂ©e Mouchette et ignorante dâelle-mĂȘme etc. Les modalitĂ©s nâen sont ensuite que secondaires, dans la mesure oĂč elles sont subordonnĂ©es Ă une certaine idĂ©e de la condition de lâhomme » indissoluble pour lui dâune vision catholique du rĂ©el », selon le titre dâune confĂ©rence faite en 1927 Ă Bruxelles cf. Le crĂ©puscule des vieux. Il y a ⊠longtemps, affirme-t-il en 1943, que je crois quâun vĂ©ritable Ă©crivain nâest que lâintendant et le dispensateur de biens qui ne lui appartiennent pas, quâil reçoit de certaines consciences pour les transmettre Ă dâautres, et sâil manque Ă ce devoir, il est moins quâun chien. â Ceci, selon moi, nâest quâun aspect de cette coopĂ©ration universelle des Ăąmes que la thĂ©ologie catholique appelle la Communion des saints. Que ce nom de saints, ne vous fasse pas peur, si vous nâĂȘtes pas chrĂ©tien !... Il est pris ici dans son sens Ă©vangĂ©lique. Câest le pseudonyme de bonne volontĂ©. â » CI, t. II, p. 510-511. Bernanos reconnaĂźt bien volontiers quâil a reçu beaucoup de son enfance, Ă laquelle il est toujours redevable Quant Ă mes livres, ce quâils ont de bon vient de trĂšs loin, de ma jeunesse, de mon enfance, des sources profondes de mon enfance » CI, t. II, p. 502. Ne disait-il pas dĂ©jĂ dans Les Grands CimetiĂšres sous la lune Quâimporte ma vie ! Je veux seulement quâelle reste jusquâau bout fidĂšle Ă lâenfant que je fus. Oui, ce que jâai dâhonneur et ce peu de courage, je le tiens de lâĂȘtre aujourdâhui pour moi mystĂ©rieux qui trottait sous la pluie de septembre, Ă travers les pĂąturages ruisselants dâeau ⊠de lâenfant que je fus et qui est Ă prĂ©sent pour moi comme un aĂŻeul. EEC, t. I, p. 404. Les hĂ©ros bernanosiens se prĂ©sentent tous le curĂ© de Lumbres doit acquĂ©rir durement cette qualitĂ© comme des enfants. Jeunes pour la plupart, ils en ont gardĂ© la fraĂźcheur peut-ĂȘtre, lâinnocence, la capacitĂ© de sâĂ©merveiller et de faire confiance, parfois accompagnĂ©e dâune certaine maladresse devant les puissants, ceux qui rĂ©ussissent dans la vie. Nâest-ce pas au reste ce que leur entourage reproche Ă Chantal dans La Joie, au curĂ© dâAmbricourt dans Le CurĂ© de campagne, Ă Constance dans les Dialogues des CarmĂ©lites ? La gaietĂ© des saints qui nous rassure par une espĂšce de bonhomie familiĂšre nâest sĂ»rement pas moins profonde que leur tristesse, mais nous la croyons volontiers naĂŻve, parce quâelle ne laisse paraĂźtre aucune recherche, aucun effort, ni ce douloureux retour sur soi-mĂȘme qui fait grincer lâironie de MoliĂšre au point prĂ©cis oĂč lâobservation des ridicules dâautrui sâarticule Ă lâexpĂ©rience intime », lit-on dans La Joie OR, p. 599. Chantal ne se prĂ©occupe pas de sa vie, quâelle voit toute petite », alors que son entourage se demande ce quâelle fera demain. Mais câest quâil nây a pas de demain pour elle lâimportant est Ă ses yeux de faire parfaitement les choses faciles » OR, p. 558, de se donner Ă chaque instant sans rĂ©serve Beaucoup dâĂȘtre se sacrifient, qui nâauraient pas le courage de se donner » OR, p. 586. Il serait faux en effet de penser que Bernanos, tel les romantiques, regrette le temps de lâenfance. Elle est pour lui devant et non derriĂšre Si je marche Ă ma fin, comme tout le monde », Ă©crit-il, câest le visage tournĂ© vers ce qui commence, qui nâarrĂȘte pas de commencer, qui commence et ne se recommence jamais, ĂŽ victoire ! » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 107. LâabbĂ© Chevance, dans Lâimposture, est tout aussi enfant que sa fille spirituelle, Chantal, malgrĂ© son grand Ăąge. Bernanos nâĂ©crit-il pas Dans lâĂ©tat prĂ©sent du monde, devenir un vieillard est presque aussi difficile que de devenir un Saint. Vous croyez quâon entre dans la vieillesse par anciennetĂ©, imbĂ©ciles ! Vous nâĂȘtes pas des vieillards, vous ĂȘtes des vieux, des retraitĂ©s » Français si vous saviezâŠ, EEC, t. II, p. 201-202 ? La vĂ©ritable vieillesse est un accueil du jour fidĂšle Ă lâenfance. Lui-mĂȘme avoue ailleurs Jâai perdu lâenfance, je ne pourrais la reconquĂ©rir que par la saintetĂ© » CI, t. II, p. 503. Lâenfance est avant tout une confiance en lâavenir, une maniĂšre de vivre lâaujourdâhui sans sâinquiĂ©ter du lendemain ni se laisser appesantir par le passĂ©, sans se laisser arrĂȘter ou seulement ralentir par la peur. Or Bernanos est sujet, depuis lâenfance, Ă de terribles crises dâangoisse. On sait quâil tira un jour un coup de carabine sur le miroir qui le reflĂ©tait ; on se souvient moins, souvent, quâil vĂ©cut la guerre des tranchĂ©es, ce petit espace de quelques lieues carrĂ©es, grouillant de moribonds » CI, t. I, p. 104, fut enterrĂ© vivant sous un obus durant la guerre et resta plusieurs minutes terribles sous lâavalanche de terre et de fer », suspendu entre vie et mort ; quâen 1923 une perforation intestinale, aggravĂ©e dâun abcĂšs, dâune infection des reins, dâune cystite, le cloua le ventre entrouvert » prĂšs de deux mois sans antibiotiques, Ă©videmment ; que deux accidents de moto le laisseront infirme⊠Choisir la vie », selon le prĂ©cepte biblique, nâest donc pas un vain mot pour lui. Est-il inconvenant de penser que la description si prĂ©gnante quâil fit bien souvent du suicide 12 dans ses Ćuvres romanesques ! dĂ©rive aussi de pensĂ©es qui lâassaillirent parfois, mĂȘme sâil les refusait aussitĂŽt ? Lorsquâil Ă©crit Il est peu dâhommes qui, Ă une heure de la vie, honteux de leur faiblesse ou de leurs vices, incapables de leur faire front, dâen surmonter lâhumiliation rĂ©demptrice, nâaient Ă©tĂ© tentĂ©s de se glisser hors dâeux-mĂȘmes, Ă pas de loup, ainsi que dâun mauvais lieu » Les enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 831, il ne parle pas que des autres, il sait le poids de lâĂȘtre et ce quâest la tentation du dĂ©sespoir » Sous le Soleil de Satan, titre de la PremiĂšre partie, chap. 1, OR, p. 116 sq.. Bernanos Ă©tait dans la vie un homme trĂšs gai il avoue fuir la compagnie de ses enfants pour travailler non parce que leur bruit le gĂȘne, mais parce quâil a toujours envie dâaller jouer avec eux, et son rire Ă©tait contagieux ; il nâest pas question dâen faire un Ă©crivain dĂ©primĂ© qui cultiverait le noir et Ă©crirait pour se dĂ©fouler. Il Ă©tait tout au contraire un homme qui aimait passionnĂ©ment la vie et le doux Royaume de la Terre ». Câest pourquoi il pouvait parler dâ un dĂ©sespoir inflexible qui nâest peut-ĂȘtre que lâinflexible refus de dĂ©sespĂ©rer. Je viens dâĂ©crire ce mot de dĂ©sespoir par dĂ©fi. Je sais parfaitement quâil ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est de souffrir lâagonie du dĂ©sespoir, autre chose le dĂ©sespoir lui-mĂȘme. ⊠[L]âespĂ©rance est une victoire, et il nây a pas de victoire sans risque. Celui qui espĂšre rĂ©ellement, qui se repose dans lâespĂ©rance, est un homme revenu de loin, de trĂšs loin, revenu sain et sauf dâune grande aventure spirituelle, oĂč il aurait dĂ» mille fois pĂ©rir. ... Celui qui, un soir de dĂ©sastre, piĂ©tinĂ© par les lĂąches, dĂ©sespĂ©rant de tout, brĂ»le sa derniĂšre cartouche en pleurant de rage, celui-lĂ meurt, sans le savoir, en pleine effusion de lâespĂ©rance. ... Si jâai les Ćuvres de lâespĂ©rance, lâavenir le dira. Lâavenir dira si chacun de mes livres nâest pas un dĂ©sespoir surmontĂ©. Le vieil homme ne rĂ©sistera pas toujours ; le vieux bĂątiment ne tiendra pas toujours la mer ; il suffit bien quâil puisse se maintenir jusquâĂ la fin debout Ă la lame, et que celle qui le coulera soit aussi celle qui lâaura levĂ© le plus haut » Français, si vous saviezâŠ, EEC, t. II, p. 1174. LâespĂ©rance, vertu de qui a traversĂ© lâĂ©preuve, caractĂ©rise les personnages bernanosiens tout autant que de leur crĂ©ateur. Comme lui, ils savent que [p]our rencontrer lâespĂ©rance, il faut ĂȘtre allĂ© au delĂ du dĂ©sespoir. Quand on va jusquâau bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. ⊠LâespĂ©rance est une vertu, virtus, une dĂ©termination hĂ©roĂŻque de lâĂąme. La plus haute forme de lâespĂ©rance, câest le dĂ©sespoir surmontĂ© » La LibertĂ© pour quoi faire ?, EEC, t. II, p. 1262-1263. LâespĂ©rance est un risque Ă courir », comme lâavenir lui-mĂȘme, [e]lle est la plus grande et la plus difficile victoire quâun homme puisse remporter sur son Ăąme » La LibertĂ©âŠ, p. 1315. Bernanos tenait ainsi particuliĂšrement au chapitre du Journal racontant la rencontre entre le lĂ©gionnaire et le curĂ© dâAmbricourt, oĂč celui-ci connaĂźt le risque bĂ©ni de la jeunesse et reçoit la rĂ©vĂ©lation de lâamitiĂ© Le chapitre que je viens dâĂ©crire, je lâavais sur le cĆur, depuis des mois, presque depuis la premiĂšre ligne de mon livre ». Il prĂ©cise immĂ©diatement Ce nâest pas quâil vaut mieux que les autres, mais de tous mes bouquins celui-ci est certainement le plus testamentaire. Pour que lâobscur sacrifice de mon hĂ©ros soit parfait, je veux quâil ait aimĂ©, et compris, Ă une minute de sa vie, ce que jâai tant aimĂ© moi-mĂȘme. Jâavais besoin dâun grand matin triomphal, et de la parole dâun soldat » CI, t. II, p. 120. Ses personnages connaissent aussi bien la vertu de lâespĂ©rance que ses difficultĂ©s. Si Chantal et lâabbĂ© Chevance, saints lumineux, vivent comme naturellement en elle, ils agonisent pourtant dans des tentations proches du dĂ©sespoir et ont besoin de la compassion dâautrui pour la surmonter. Un bref dialogue de La Joie OR, p. 675 en rend lâessentiel Jâai trop mĂ©prisĂ© la peur, avouait-il un jour, jâĂ©tais jeune, jâavais le sang chaud. Comment ! Câest vous qui parlez ainsi, sâĂ©tait-elle Ă©criĂ©e, vous ? Est-ce que vous allez faire entrer la peur dans le paradis ? ⊠Pas si vite ! Pas si vite ! En un sens, voyez-vous, la peur est tout de mĂȘme la fille de Dieu, rachetĂ©e la nuit du Vendredi saint. Elle nâest pas belle Ă voir â non ! â tantĂŽt raillĂ©e, tantĂŽt maudite, renoncĂ©e par tous⊠Et cependant, ne vous y trompez pas elle est au chevet de chaque agonie, elle intercĂšde pour lâhomme. » LâespĂ©rance est pour Bernanos non pas le contraire de la peur, mais lâinverse du rĂȘve Jâai mis trente ans Ă reconnaĂźtre que je nâavais rien, absolument rien. Ce qui pĂšse dans lâhomme, câest le rĂȘveâŠ, affirme Chevance dans La Joie OR, p. 615. Elle est la vertu des forts, de ceux qui choisissent de renoncer aux illusions, aux mensonges sur autrui comme sur soi-mĂȘme. Ainsi lâabbĂ© Chevance reprend-il fermement, presque violemment, le menteur et le pĂ©cheur lorsquâils sâattaquent Ă Dieu et Ă eux-mĂȘmes câest tout un Vous avez Ă©tĂ© cruelle exprĂšs, comprenez-vous ? Câest comme si vous aviez tuĂ© votre Ăąme, pour en finir, dâun seul coup » Lâimposture, OR, p. 491. Lâimposture, qui prĂ©cĂšde La Joie et en constitue le premier volet, prĂ©sente de maniĂšre poignante lâinverse de ces enfants » que sont les saints. Bernanos y critique la mĂ©diocritĂ© des gens dâĂglise pactisant avec lâesprit du monde et lâambition, le dĂ©sir de gloire, le vide⊠Lorsque lâabbĂ© CĂ©nabre, brillant intellectuel, Ă©crivain de renom, se tourne vers son enfance, il nây voit que lâambition de sortir dâun milieu quâil mĂ©prise et avec lequel il dĂ©cide quâil nâaura jamais rien en commun » OR, p. 460, un immense orgueil » et une volontĂ© qui ne pourra pas ĂȘtre pliĂ©e mais seulement brisĂ©e. Chacun de ses pas », Ă©crit le narrateur, avait Ă©tĂ© une rupture avec le passĂ© », chacun avait Ă©tĂ© aussi un progrĂšs dans le mensonge. Car [p]our mentir utilement, avec efficace et sĂ©curitĂ© plĂ©niĂšre, il faut connaĂźtre son mensonge et sâexercer Ă lâaimer ». Ce mĂȘme orgueil qui le pousse Ă refuser lâenfant quâil aurait pu ĂȘtre, quâil Ă©tait avant le choix du mensonge, en fait un prĂȘtre sans la foi », le pire des imposteurs. Pourtant, il cĂ©dera au Ă quoi bon ? », sinistre parole ⊠au principe de tous les abandonnements » OR, p. 461. Il en arrive Ă des gestes absurdes, que lui-mĂȘme ne sâexplique pas, refuse la beautĂ© qui lâentoure et la science qui fut sa gloire ; car lorsque lâĂąme est morte, plus rien ne peut vivifier lâĂȘtre Monsieur Ouine, dont la curiositĂ© dĂ©moniaque, lâavide dĂ©sir de percer le secret des Ăąmes, a causĂ© le dĂ©sespoir et/ou la mort de plusieurs personnes, dĂ©couvre au moment de mourir non pas quâil nâa rien, comme lâabbĂ© Chevance, mais quâil nâest rien, quâil est vide » [E]st-ce possible ? Je me vois maintenant jusquâau fond, rien nâarrĂȘte ma vue, aucun obstacle. Il nây a rien. Retenez ce mot rien ! » Mais lâĂȘtre ne peut vivre ainsi, et Monsieur Ouine ajoute presque aussitĂŽt Jâai faim. ⊠Je suis enragĂ© de faim, je crĂšve de faim. ⊠On ne me remplira plus dĂ©sormais. ⊠HĂ©las ! quâeussĂ©-je partagĂ© ? Je dĂ©sirais, je mâenflais de dĂ©sir au lieu de rassasier ma faim, je ne mâincorporais nulle substance, ni bien ni mal, mon Ăąme nâest quâune outre pleine de vent. ⊠Je nâai mĂȘme pas un remords Ă lui jeter pour tromper sa faim âŠ. Au point oĂč je me trouve, il ne me faudrait pas moins de toute une vie pour rĂ©ussir Ă former un remords. ⊠Toute une vie, une longue vie, toute une enfance⊠une nouvelle enfance. ⊠Je ne puis dĂ©jĂ plus rien donner Ă personne, je le sais, je ne puis probablement plus rien recevoir non plus » Monsieur Ouine, OR, p. 1552-1555. Tant dâhommes naissent, vivent et meurent sans sâĂȘtre une seule fois servis de leur Ăąme ». La fidĂ©litĂ© Ă lâenfance est au contraire une fidĂ©litĂ© au don de soi et Ă la capacitĂ© de tout recevoir sans jamais sâapproprier le don reçu. Câest le miracle des mains vides » dont parle le petit curĂ© dâAmbricourt, qui permet de donner Ă chacun ce dont il a besoin alors mĂȘme quâon pense ne pas le possĂ©der pour soi. Il permet de faire face », selon lâexpression favorite de Bernanos, Ă la fois Ă la monotonie du quotidien et Ă lâextraordinaire dâĂ©vĂ©nements dĂ©routants, jusquâau plus important de tous, la mort Jâentends bien quâun homme sĂ»r de lui-mĂȘme, de son courage, puisse dĂ©sirer faire de son agonie une chose parfaite, accomplie. Faute de mieux, la mienne sera ce quâelle pourra, rien de plus. ⊠Car lâagonie humaine est dâabord un acte dâamour. ⊠Pourquoi mâinquiĂ©ter ? Pourquoi prĂ©voir ? Si jâai peur, je dirai jâai peur, sans honte. Que le premier regard du Seigneur, lorsque mâapparaĂźtra sa Sainte Face, soit donc un regard qui rassure ! » Journal dâun curĂ© de campagne, OR, p. 1256. Car la suave enfance monte la premiĂšre des profondeurs de toute agonie » Monsieur Ouine, OR, p. 1428. Se jetant Ă corps perdu dans la vie, au contraire de tous ceux qui autour dâeux prĂ©fĂšrent les demi-mesures, les abdications discrĂštes, les renoncements silencieux, les enfants », les saints de lâĆuvre bernanosienne ne renoncent jamais, car il nâest dâautre mesure pour lâhomme que de se donner sans mesure Ă des valeurs qui dĂ©passent infiniment le champ de sa propre vie » Lettre aux Anglais, EEC, t. II, p. 58. LâĂ©preuve les frappe comme tout un chacun, mais ils lâenveloppent en quelque sorte de la douceur de lâimpuissance convaincus quâils ne peuvent rien par eux-mĂȘmes, ils sâen remettent Ă Dieu et ne se prĂ©occupent pas dâĂȘtre ou non des tĂ©moins, des modĂšles ou des objets de scandale la mort du curĂ© dâAmbricourt chez son ancien collĂšgue de sĂ©minaire, prĂȘtre dĂ©froquĂ©, malade vivant en concubinage avec une pauvre fille, son ancienne infirmiĂšre peut bien sembler dĂ©concertante aux yeux des bien-pensants, elle est le lieu oĂč le prĂȘtre accomplit pleinement sa vocation, oĂč il se rĂ©concilie » dĂ©finitivement avec lui-mĂȘme, avec cette pauvre dĂ©pouille » Journal dâun curĂ© de campagne, OR, p. 1258. Car Ce nâest pas lâĂ©preuve qui dĂ©chire, câest la rĂ©sistance quâon y fait. Je me laisse arracher par Dieu ce quâil voudrait que je lui donne. ... Certes, je nâignore point que Dieu me veut tout entier, et jâai toujours quelque chose Ă lui dĂ©rober, je ruse avec lui risiblement. Câest comme si je voulais Ă©viter son regard, quâil a si fermement posĂ© sur moi, pour toujours. Au premier signe de soumission, tout sâapaise. La douleur a retrouvĂ©, dedans, son Ă©quilibre » aoĂ»t 1918. En dĂ©finitive, nous sommes nous-mĂȘmes lâĂ©preuve quâil nous faut courir. Le curĂ© dâAmbricourt reconnaĂźt au moment de sa mort Il est plus facile que lâon croit de se haĂŻr. La grĂące est de sâoublier. Mais si tout orgueil Ă©tait mort en nous, la grĂące des grĂąces serait de sâaimer humblement soi-mĂȘme, comme nâimporte lequel des membres souffrants de JĂ©sus-Christ » Journal, OR, p. 1258. Ces propos rejoignent ceux des Enfants humiliĂ©s, Ă©crits presque en mĂȘme temps La difficultĂ© nâest pas dâaimer son prochain comme soi-mĂȘme, câest de sâaimer assez pour que la stricte observation du prĂ©cepte ne fasse pas tort au prochain » EEC, t. I, p. 827. Contre lâĂ©preuve que nous sommes Ă nous-mĂȘmes, il nâest dâautre remĂšde, pour Bernanos, que de sâen remettre Ă Dieu de toute chose, en Ă©vitant Ă tout prix le mĂ©pris, en ne comptant jamais que sur cette espĂšce de courage que Dieu dispense au jour le jour, et comme sou par sou » Dialogues, OR, p. 1652. Quâimportent alors les changements, les imprĂ©vus, les humiliations de toutes sortes, les choix crucifiants⊠Lâimportant est dâavancer, toujours. Les pages de Bernanos sur la beautĂ© de la route dans Monsieur Ouine en disent quelque chose Qui nâa pas vu la route Ă lâaube, entre ses deux rangĂ©es dâarbres, toute fraĂźche, toute vivante, ne sait pas ce que câest que lâespĂ©rance » OR, p. 1409, pense Philippe. Et cette route le pousse Ă sâinterroger sur lâimportance du jour prĂ©sent âPourquoi pas demain ? Demain, il serait trop tard. Lâoccasion perdue ne se retrouvera pas. Ă vingt-quatre heures prĂšs, se dit-il avec ivresse, on perd sa vie.â Et certaine voix caressante jamais entendue, aussi terrible dans ce matin clair que lâimage de la voluptĂ© sur un visage dâenfant, soupire indĂ©finiment âPerds-la ! perds-la !â Certaine phrase, lue quelque part il ne sait oĂč, hĂ©las ! va et vient dans sa mĂ©moire avec la rĂ©gularitĂ© dâun battant dâhorloge. âQui veut sauver son Ăąme la perdra⊠qui veut sauver son Ăąme⊠qui veut sauverâŠâ Zut ! » Monsieur Ouine, OR, p. 1408-1409. Philippe renonce pourtant. Blanche de la Force, la petite sĆur Blanche de lâAgonie du Christ », qui rappelle Jeanne relapse et sainte », semble dans un premier temps assez semblable dĂ©sespĂ©rant de pouvoir surmonter sa peur, elle abandonne sa communautĂ© et fuit au chĂąteau de son pĂšre. Lorsque MĂšre Marie vient la chercher, lui rappelant le vĆu de martyre quâelle a prononcĂ©, Blanche se rĂ©fugie dans sa peur et dans le mĂ©pris quâelle inspire. Mais le malheur ⊠nâest pas dâĂȘtre mĂ©prisĂ©e, mais seulement de se mĂ©priser soi-mĂȘme », lui rappelle la religieuse, car cela incite Ă toutes les dĂ©missions et ouvre la porte au dĂ©sespoir, qui ferme, lui, tout avenir. Blanche, comme Jeanne, reviendra sur le moment de lassitude, de peur, de faiblesse, qui lui fit renoncer un temps non seulement Ă la parole donnĂ©e mais Ă la vĂ©ritĂ© quâelles entrevoyaient. La derniĂšre Ă lâĂ©chafaud », elle reprendra la priĂšre des carmĂ©lites guillotinĂ©es et, sâoffrant dâelle-mĂȘme au bourreau, portera leur priĂšre Ă son terme. Elle assumera alors, sans trop savoir comment, le don de la fidĂ©litĂ© dâune autre. Car la fidĂ©litĂ© au don de lâenfance, au don tout court, est essentielle non seulement pour soi mais pour autrui. Il faut voir lĂ une consĂ©quence de la Communion des saints, dogme essentiel pour Bernanos. De mĂȘme que nous pouvons prier les uns Ă la place des autres » Dialogues des carmĂ©lites, OR, p. 1586, de mĂȘme [o]n ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou mĂȘme les uns Ă la place des autres, qui sait ? » Dialogues, OR, p. 1613. La vie nous engage donc bien au delĂ de ce que nous pourrions imaginer ou apprĂ©hender. Câest pourquoi il est essentiel, aux yeux de Bernanos, dây faire tout son possible, dans le domaine qui est le nĂŽtre, Ă la place oĂč Dieu nous a mis » dâautres, dont nous ne saurons peut-ĂȘtre jamais rien ici-bas, dĂ©pendent de notre fidĂ©litĂ©. Son engagement littĂ©raire, sa fidĂ©litĂ© Ă sa vocation naissent de cette conviction. Qui ne dĂ©fend la libertĂ© de penser que pour soi-mĂȘme, en effet, est dĂ©jĂ disposĂ© Ă la trahir. Il ne sâagit pas de savoir si cette libertĂ© rend les hommes heureux, ou si mĂȘme elle les rend moraux. ⊠Il me suffit quâelle rende lâhomme plus homme, plus digne de sa redoutable vocation dâhomme, de sa vocation selon la nature, mais aussi de sa vocation surnaturelle » La France contre les robots, EEC, t. II, p. 989. Je ne me sens pas du tout la conscience du monde », explique Bernanos Ă la fin des Enfants humiliĂ©s. Mais câest assez dire que la petite part de vĂ©ritĂ© dont je dispose, je lâai mise, ici, Ă lâabri des menteurs. Sâil ne dĂ©pendait que de moi, je voudrais lâenfouir encore plus profond, car câest Ă elle que je tiens âŠ. Jâai reçu ma part de vĂ©ritĂ© comme chacun de vous a reçu la sienne, et jâai compris trĂšs tard que je nây ajouterai rien, que mon seul espoir de la servir est seulement dây conformer mon tĂ©moignage et ma vie. Peu de gens renient leur vĂ©ritĂ©, aucun peut-ĂȘtre⊠ils se contentent de la tempĂ©rer, de lâaffaiblir, de la diluer. âIls mettent de lâeau dans leur vinâ, comme cette expression populaire me paraĂźt juste, profonde ! Mais elle ne convient pas Ă toutes les espĂšces de trahisons envers soi-mĂȘme. ⊠Je comprends de plus en plus que je nâajouterai rien Ă la vĂ©ritĂ© dont jâai le dĂ©pĂŽt, je ne pourrais mâen donner lâillusion. Câest moi-mĂȘme qui devrais me mettre Ă sa mesure, car elle Ă©touffe en moi, je suis sa prison, et non pas son autel » EEC, t. I, p. 901-902. Son journal des derniĂšres annĂ©es, son agonie et sa mort Ă nous deux ! » lui lança-t-il au dernier moment tĂ©moignent de la fidĂ©litĂ© avec laquelle il chercha Ă se rendre adĂ©quat Ă cette vĂ©ritĂ©. Bibliographie Georges Bernanos, Ćuvres romanesques, PlĂ©iade, 1962, 1992 Essais et Ă©crits de combat, t. I, PlĂ©iade, 1971, 1988 t. II, PlĂ©iade, 1995 Correspondance inĂ©dite, t. I et II, Plon, 1971 t. III, Plon, 1983 Le CrĂ©puscule des vieux, Gallimard, NRF, 1956 Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos Ă la merci des passants, Plon, 1986
CartonnagesBONET - PRASSINOS Un ensemble de 20 volumes : ALAIN : propos d'un Normand ALAIN : Entretiens au bord de la mer. APOLLINAIRE : le poĂšte assassinĂ©. BERNANOS : Lettre aux Anglais. EO. BOSCO : Antonin EO BOSCO : les Balesta. reliure toilĂ©e EO. BOSCO : Monsieur Carre-Benoit Ă la campagne. CALDWELL : la route du tabac. CALDWELL : Bagarre de juilletDans le cadre d'un colloque au sanctuaire de Pellevoisin Indre intitulĂ© "Bernanos la jeunesse, espĂ©rance et saintetĂ©" qui se tient Ă lâoccasion du soixante-dixiĂšme anniversaire de la mort de lâĂ©crivain, Henri Quantin expose lâesprit dâenfance chez lâauteur de "Mouchette " la fidĂ©litĂ© Ă lâenfant quâon a Ă©tĂ© consiste Ă ne pas faire taire cet appel de lâ"esprit dâhĂ©roĂŻsme", Ă rĂ©sister par-dessus tout au le portefeuille dâun mort nâest pas toujours crapuleux et peut ĂȘtre instructif. Que trouve-t-on dans celui de Bernanos ? De lâargent ? Il nâen eut pas beaucoup et chercha toute sa vie, du Paraguay Ă la Tunisie, un royaume oĂč la finance nâĂ©toufferait pas sa famille. Une carte de parti politique ? Impensable ! Lui qui voulait faire ronfler [s]a fronde aux naseaux morveux du bĆuf gras de la droite », refusait du mĂȘme Ă©lan que la gauche lui tape sur le ventre comme si nous avions violĂ© ensemble les bonnes sĆurs de Barcelone, ou fait ensemble nos petits besoins dans les ciboires ». Le portefeuille rassurera-t-il au moins le dĂ©mocrate-chrĂ©tien en livrant une carte dâĂ©lecteur ? Nouveau chou blanc ce royaliste du Royaume de Dieu estimait que le vote rĂ©publicain pourrait ĂȘtre remplacĂ© sans dommage par un tirage Ă la courte-paille. Le plus instructif sera-t-il donc ce qui manque ? Les espaces vides suggĂšrent de fait la luciditĂ© de Bernanos vis-Ă -vis de toutes les idoles de son temps et du nĂŽtre lâargent, les idĂ©ologies, la dĂ©mocratie aussi Bernanos, les hommes libres et Nos amis les saints »Lâhommage de la Vierge rouge »Pourtant, le contenu de ce portefeuille rĂ©vĂšle aussi ce que lâauteur des Grands cimetiĂšres sous la lune voulut garder jusquâau bout contre son cĆur une lettre de Simone Weil, Ă©crite dix ans plus tĂŽt, en 1938, pendant la Guerre dâEspagne Je ne puis citer personne, hors vous seul, qui Ă ma connaissance, ait baignĂ© dans lâatmosphĂšre de la guerre espagnole et y ait rĂ©sistĂ©. Vous ĂȘtes royaliste, disciple de Drumont â que mâimporte ? Vous mâĂȘtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices dâAragon â ces camarades que, pourtant, jâaimais. »Beau compliment fait Ă un ancien camelot du Roi par une vierge rouge » dâorigine juive quâun rapport de police qualifia de moscoutaire militante » ! Ătendons lâĂ©loge et voyons en Bernanos un rĂ©sistant Ă tous les bains, affreusement glacĂ©s ou langoureusement tiĂšdes, oĂč il fĂ»t plongĂ©. Son gĂ©nie est dâavoir menĂ© tous les combats de son siĂšcle sans jamais sombrer ni dans la haine du guerrier assoiffĂ© de sang, ni dans lâembourgeoisement de lâancien combattant. Câest un homme qui fait face, parce quâil nâoublie jamais de contempler la sainte Face, un prophĂšte qui lutte dans les mĂȘlĂ©es du monde qui passe, mais toujours en tĂ©moin de ce qui demeure. Prisonnier de la sainte agonie », câest un esprit libre au milieu des partisans de tout poil, qui tentĂšrent en vain de lâenrĂŽler sous leurs banniĂšres, mais qui ne purent se lâannexer quâaprĂšs sa qui a rĂ©sistĂ©Bernanos, lâhomme qui a rĂ©sistĂ©. RĂ©sister, plutĂŽt que faire de la rĂ©sistance », formule qui sent un peu son papy ». Il y a des rĂ©sistants de la derniĂšre heure. Bernanos, lui, rĂ©siste avant, pendant et aprĂšs la guerre. Il nâa pas la naĂŻvetĂ© de croire quâil suffit de dĂ©noncer le mal dâun camp pour ĂȘtre un homme de Bien. En 1937, il rĂ©siste Ă lâaveuglement clĂ©rical qui donnait raison sans examen aux Ă©vĂȘques espagnols bĂ©nissant la supposĂ©e croisade franquiste, comme dâautres ont soutenu â soutiennent encore ? â des prĂȘtres pĂ©dophiles. En 1945, il rĂ©siste de mĂȘme Ă une paix trompeuse livrant le monde aux machines. Alors que dâautres fĂȘtent encore le progrĂšs qui libĂšre, il pressent la naissance dâun nouvel asservissement, dĂ©sormais fondĂ© sur lâinformatique et lâinformation. Dans le monde qui vient, note-t-il gĂ©nialement, on sera au courant de tout et on ne comprendra rien. Au milieu de lâeuphorie collective, il est un des seuls Ă oser la question la LibĂ©ration, pour quoi faire ?Lire aussi Georges Bernanos, lâĂ©ternel Ă bras-le-corpsLe chrĂ©tien Bernanos sait en outre que le Mal nâattaque pas que la civilisation, mais quâil ronge tout homme comme un cancer sournois. La leçon unique de ce soldat du Christ est de se battre avec la mĂȘme passion sur deux champs de batailles surnaturels les conflits guerriers et politiques du siĂšcle, les luttes intĂ©rieures oĂč les assauts du Malin ne sont pas moindres. DâoĂč cette clĂ© de lecture quâil donne en passant au pĂšre Bruckberger Mouchette, câest la guerre dâEspagne. »FidĂ©litĂ© Ă lâenfanceComment comprendre ce rapprochement entre un conflit mondial et un personnage romanesque, une jeune fille Ă©prise dâabsolu qui se suicide ? Il sâagit tout simplement des deux faces dâune mĂȘme trahison, dont la victime est toujours lâenfant trahison de lâenfance de lâEurope que fut une chrĂ©tientĂ© chevaleresque, lorsque la guerre nâĂ©tait pas encore une arme de destruction massive anonyme ; trahison de lâenfance de tout homme, cet Ăąge du refus du compromis avant les petits arrangements dâadultes avec la vĂ©ritĂ©. Quâimporte ma vie ! Je veux seulement quâelle reste fidĂšle Ă lâenfant que je fus. » Pour la France comme pour un homme, tout est dans la fidĂ©litĂ© aux promesses bien on est Ă des annĂ©es-lumiĂšre de lâinfantilisme bĂȘtifiant dâun PrĂ©vert. Lâenfance dâun homme nâest pas une fuite dans le merveilleux gentillet, elle est le moment de lâĂ©mergence dâune possible vie intĂ©rieure Il est rare quâun enfant nâait pas eu, ne fĂ»t-ce quâĂ lâĂ©tat embryonnaire â une espĂšce de vie intĂ©rieure, au sens chrĂ©tien du mot. Un jour ou lâautre, lâĂ©lan de sa jeune vie a Ă©tĂ© plus fort, lâesprit dâhĂ©roĂŻsme a remuĂ© au fond de son cĆur innocent. Pas beaucoup, peut-ĂȘtre, juste assez cependant pour que le petit ĂȘtre ait vaguement entrevu, parfois obscurĂ©ment acceptĂ©, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de lâexistence humaine. Il a su quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de tout alliage, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales. »Lire aussi Les cinq ouvrages de Georges Bernanos Ă lire absolumentLa fidĂ©litĂ© Ă lâenfant quâon a Ă©tĂ© consiste Ă ne pas faire taire cet appel de lâ esprit dâhĂ©roĂŻsme », Ă ne pas rebrousser chemin devant ce risque immense du salut ». Rien Ă voir avec un jeunisme dĂ©magogique. Lâenfance nâest pas le passĂ© rĂ©gressif de lâhomme ; elle est lâappel de la saintetĂ© jusquâĂ lâagonie. Malheureux lâhomme qui croit que son enfance est derriĂšre lui. Malheureux ceux qui ont bĂąillonnĂ© lâenfant qui criait en eux Combien dâhommes nâauront jamais lâidĂ©e de lâhĂ©roĂŻsme surnaturel, sans quoi il nâest pas de vie intĂ©rieure ! Et câest justement sur cette vie-lĂ quâils seront jugĂ©s. [âŠ] Alors dĂ©pouillĂ©s par la mort de tous ces membres artificiels que la sociĂ©tĂ© fournit aux gens de leur espĂšce, ils se retrouveront tels quâils sont, quâils Ă©taient Ă leur insu â dâaffreux monstres non dĂ©veloppĂ©s, des moignons dâhommes. »RĂ©sister par-dessus tout au dĂ©sespoirLâhĂ©roĂŻsme dâun homme est de ne pas humilier lâenfant quâil fut. Pour cela, il lui faut rĂ©sister Ă bien des hommes mĂ»rs, y compris et surtout Ă celui quâil est par-dessus tout, Ă la tentation du dĂ©sespoir, ce dĂ©mon de lâĂ quoi bon ? » que Bernanos entendait jusquâĂ lâangoisse, comme Ă©crivain et comme chrĂ©tien, comme lâentendent aussi tous les personnages de ses romans, de Mouchette au curĂ© de campagne. Car lâespĂ©rance nâest pas un optimisme, mais un dĂ©sespoir surmontĂ©. Pour celui qui a une vie intĂ©rieure, lâexistence nâest rien dâautre que ce combat pied Ă pied avec lâangoisse, qui commence dĂšs les premiĂšres annĂ©es dâune vie Une fois sortie de lâenfance, il faut trĂšs longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit on retrouve une autre aurore. »Bref, lâenfant est Ă la fois la promesse dâĂ©ternitĂ© de lâhomme et son meilleur rempart contre lui-mĂȘme. Rempart, et non garde-fou, car il faut beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple hĂ©roĂŻque ». Le monde nâa pas besoin dâhommes sages qui conservent, ces moignons conservateurs, mais dâenfants fous qui Bernanos la jeunesse, espĂ©rance et saintetĂ© »,Sanctuaire de Pellevoisin, 17 novembre 2018, 20h 45. RĂ©servation et renseignements.
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